Sophie Hong Couleurs en mouvements, de la nature à l'artDominique Cardon Directrice de Recherche émérite CNRS,CIHAM/UMR 5648, Lyon
Sophie Hong, en vraie ou en marionnettes, ses textiles, plissés, tordus, incisés, ses vêtements taillés, assemblés, nervurés : comment y penser autrement qu'en mouvement ? Sophie, voile poussée par les vents de l'inspiration et de la détermination. Elle entraîne dans son sillage ce matériau fluide qu'elle n'a jamais fini de redécouvrir et de recréer : la soie laquée, 黑絞绸 hei-jiāo-chou, ou 香雲紗 xiang-yun-shā, littéralement « vêtement de nuage parfumé (ou « bruissant ») », patrimoine intangible du Guangdong chinois.
Matériau qui a fait naître notre amitié, car la plante qui lui donne ses couleurs et, en partie, sa substance est l'un de mes enfants végétaux adoptés : le faux gambier ou 薯莨 shu liang, Dioscorea cirrhosa, une des centaines d'espèces d'ignames, les plantes de Dioscoride. Liane élancée des jungles du sud-est asiatique, aux tiges crochues, aux feuilles ovales-pointues, fines, lisses comme les soies de Sophie et nervurées comme les finitions de ses vêtements. Elle jaillit de gros tubercules massifs, couleur de terre. Arrachés, coupés en deux : la tranche apparaît rouge orangé, juteuse. Râpés ou écrasés, les tubercules saignent un sirop fauve dont vont être imprégnées des pièces de soie ensuite tendues sur prés. Le soleil cuit le jus dans la soie. Celle-ci va encore être aspergée de jus étalé ensuite à la brosse, puis séchée, caramélisée au soleil brûlant de l'été de la Chine méridionale, de nombreuses fois, jusqu'à prendre elle-même la couleur de la chair du tubercule : rouge-fauve, en grec kirros. Avec sa couleur, elle s'imprègne aussi de ses propriétés et de son énergie : ce jus sanguinolent est hyperconcentré en tanins colorés, des molécules géantes, hérissées de sites réactifs propres à s'unir indissolublement à ceux des fibres textiles pour former une surface homogène, résistante à l'eau comme au feu, aux rayons UV comme aux bactéries.
Cette teinture protectrice, teinture-armure, aux multiples formes que lui invente Sophie Hong, a servi autrefois à imprégner aussi des fibres moins précieuses que la soie, tels le coton et le chanvre. Elle donnait ses nuances de roux à brun aux habits de tous les jours d'une partie du peuple vietnamien, qui appelle la plante củ nâu. Avant la Deuxième Guerre mondiale, « en dehors des populations montagnardes, vêtues de cotonnades bleues, toute la population tonkinoise use du củ nâu pour teindre ses vêtements ». On l'utilise aussi, à l'époque, pour imprégner les voiles et les filets des embarcations de pêche, qu'elle renforce et rend plus durables. La liane est alors récoltée dans ses stations naturelles, mais aussi cultivée en agroforesterie par les paysans Man, Tho, Mhong et les Dao rouges qui la font grimper aux arbres bordant leurs jardins et leurs champs de riz. Une partie de leurs tubercules part vers la Chine, en plein essor de l'engouement pour la soie laquée. Ce trafic inspire à Charles Crevost cette description pittoresque dans son monumental Catalogue des produits de l'Indochine : « Des Chinois sont établis sur les rives des hauts cours d'eau tonkinois, en face de petites plages où les radeaux et les petites embarcations chargés de tubercules peuvent stationner. Là, un acheteur chinois est posté, avec sa grosse romaine en évidence, portant un gros caillou de contrepoids. Les vendeurs s'y arrêtent et débattent les prix ; la marchandise est ensuite évacuée sur Haïphong par voie fluviale. Entre 1913 et 1922, les exportations portent en moyenne sur 5937 tonnes de tubercules par an, avec un maximum de 8011 tonnes en 1914, par suite des ruptures d'approvisionnement en teintures chimiques ».
Aujourd'hui encore, l'emploi le plus important et le plus remarquable des tubercules du faux gambier, outre leurs traditionnels usages médicinaux, est pour la production de la soie laquée, inventée dans la région de Canton à cause de sa boue, et dont l'art ne se perpétue plus que dans de rares ateliers du district de Shunde. Pourquoi la boue ? Parce qu'après que les pièces de soie aient été parfaitement imbibées du suc du faux gambier, il faut encore, pour « laquer » la soie et donner à l'une de ses faces un glaçage noir, y appliquer la boue de certains bras de rivières du delta des Perles, d'une certaine façon, dans la bonne période de l'année et au bon moment, à l'aube entre nuit et jour. La base chimique du procédé est théoriquement connue. La boue doit être riche en fer, pour que ses ions ferreux réagissent avec les tanins imprégnés dans la soie pour former une laque noire uniquement sur la face supérieure du tissu qui reçoit la boue liquide. Mais tout le secret du procédé est dans le non-dit, le non exprimable, un savoir-faire mental et physique ancré dans l'expérience et la répétition, savoir complexe, unique, dont la transmission n'est plus aujourd'hui si assurée qu'on le souhaiterait. Il est, entre autres, dans la gestuelle proche de la danse par laquelle les teinturiers répandent la boue sur le tissu en couche lisse et unie. Dans le mouvement, puis dans l'immobilité se crée la couleur : les pièces enduites de boue, tendues bien à plat sur l'herbe, sèchent lentement, avec la rosée, avant le lever du soleil. Magie ? Apprêt final ultra-secret, jamais divulgué ? Comment le tissu fini peut-il ainsi luire de cette lumière noire si particulière ? Il reste dans ces procédés et dans ce matériau, « vêtement de nuage », une part de mystère.
Cela ne pouvait manquer de plaire à Sophie. En mouvement ! Aventurière de la couleur, elle est partie à Shunde tenter de faire la lumière. Rester au côté des teinturiers, déchiffrer le rôle des ingrédients, le sens des gestes. Artiste, elle a reconnu l'effort pour maîtriser la matière, dans la lutte constante des maîtres-teinturiers pour unir la plante, la soie et la boue, le végétal, l'animal et le minéral, en un tissu à deux visages.
Matière exceptionnelle qu'elle n'a cessé de sculpter en œuvres mouvantes, ondulantes, bruissantes, jouant des couleurs, des transparences, des crevés et lacérations, des bordures et des ganses, enrichissant ainsi de son savoir de créatrice textile un tissu né d'une innovation greffée sur une très ancienne tradition.